jeudi 10 novembre 2016

> Le roman d'Ebola

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Qui se souvient du virus Ebola, qui sévit durant, grosso modo, toute l’année 2014… coûta des milliers de vies à quelques pays d’Afrique de l’Ouest et fit trembler sur ses gonds, l’OMS, les Nations Unies et donna des sueurs froides à plusieurs gouvernements occidentaux, tant on crut à un mauvais remake de la Peste noire et à une expansion possible de cette épidémie au-delà de nos frontières les plus immunisées ? Les forêts profondes est le premier livre d’Adrien Absolu, l’un des brillants rédacteurs de feu-regretté Le Tigre et qui se trouve avoir été, de par sa vie professionnelle et sa connaissance de l’Afrique, l’un des observateurs de premier plan (sur le terrain et en coulisses) de la courte et ravageuse histoire de ce virus. C’est tout à la fois un récit et un essai, écrit dans une langue  enlevée, précise et brillante, qui nous promène des villages oubliés de Guinée Conakry jusque dans les cénacles où les décisions se prennent, de manière parfois ubuesque. Un texte libre, riche, documenté. Et sans concession…




En décembre 2013, un enfant meurt dans un village forestier de Guinée des suites d’une étrange fièvre. On ne sait pas encore qu’il s’agit du premier cas de virus Ebola – l’un des plus redoutables filovirus recensés, qui n’avait encore quasiment jamais sévi en Afrique (un seul cas recensé en Côte d’Ivoire par le passé). Un an plus tard, dans ce même pays, le virus aura tué 1706 personnes, fait 6200 orphelins, mobilisé des sommes faramineuses de la communauté internationale et généré de nombreux dispositifs  et plans d’actions (certains audacieux et efficaces, beaucoup aberrants ou dictés par de simples intentions d’affichage). C’est cette histoire que nous conte Adrien Absolu, depuis les balbutiements de la maladie jusqu’à l’extinction de l’épidémie.


Le livre fonctionne un peu comme un journal et l’auteur y tisse son texte à partir de très nombreuses sources : des notes et impressions personnelles lors de déplacements et séances de travail, les milliers de documents et projets qu’il a consultés, les entretiens qu’il a conduits auprès de chercheurs, médecins, biologistes, spécialistes de santé publique, les témoignages d’habitants des zones forestières qu’il a rencontrés sur le terrain… Il parvient pourtant à construire un récit d’une étonnante unité et à ramasser ces matériaux multiples autour d’une ligne de force assez personnelle et porté par un style rythmé et dynamique.


Sans être exclusivement à charge (l’auteur sait souvent reconnaître le courage et l’ingéniosité de nombreux acteurs engagés dans la lutte contre Ebola), ce livre dévoile néanmoins les multiples facettes du « théâtre de l’absurde » qui a vu le jour dans le sillage de cette épidémie. Des peurs irrationnelles ont parfois conduit à des mesures pour le moins surprenantes, dont voici un échantillon : « une société russe exploitant bauxite et alumine à Kindia choisissant d’ériger autour de son siège une barrière de sable de dix mètres de large imprégnée de solution chlorée pour désinfecter les pneus des véhicules, la compagnie Korean Airlines suspendant ses vols vers le Kenya distant de dix mille kilomètres du foyer épidémique, le gouvernement sierra-leonais décidant carrément de confiner à domicile toute sa population pendant soixante-douze heures, ou la police municipale grenobloise établissant en pleine rue un périmètre de sécurité autour d’un sans-papier interpellé pour être entré clandestinement en France, mais ne présentant aucun symptôme, sous le seul motif qu’il était guinéen. »


Mais au-delà de ce florilège de non-sense, Adrien Absolu nous fait également toucher du doigts quelques autres fleurons : gabegies de certaines administrations, autosatisfaction proclamée d’états qui ne sont pourtant intervenus que lorsqu’ils n’en eurent plus le choix pour leur image médiatique, vieux hoquets de la Françafrique, creuses prophéties de quelques dirigeants guinéens, cynisme politique des institutions internationales, puissance paralysante de certains lobbies pharmaceutiques, mise en œuvre  de protocoles totalement ignorants des traditions culturelles locales et qui eurent parfois des conséquences dramatiques…


Derrière ce tableau souvent mordant ou tristement cocasse, l’auteur pointe aussi les solutions qui ont pu ici ou là fonctionner. Il nous laisse clairement entendre que celles-ci passent par une attention à l’autre qui demande à ce que l’on fasse l’effort de se glisser dans des pratiques cuturelles et des équilibres sociétaux qui, quel que soit ce que l’on en pense, ne sauraient être balayés d’un revers de main depuis une lointaine salle de conférence genevoise…


Au cœur de l’hiver 2016, Ebola fut détrôné par Zika, le nouveau « virus tendance »… Après une courte trêve, les héros discrets et les pantins tonitruants purent se remettre à pied d’œuvre.












Adrien Absolu, Les forêts profondes. JC Lattès. 2016.




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