Qui se souvient du virus Ebola, qui
sévit durant, grosso modo, toute l’année 2014… coûta des milliers de vies à
quelques pays d’Afrique de l’Ouest et fit trembler sur ses gonds, l’OMS, les
Nations Unies et donna des sueurs froides à plusieurs gouvernements
occidentaux, tant on crut à un mauvais remake de la Peste noire et à une
expansion possible de cette épidémie au-delà de nos frontières les plus
immunisées ? Les forêts profondes
est le premier livre d’Adrien Absolu, l’un des brillants rédacteurs de
feu-regretté Le Tigre et qui se trouve avoir été, de par sa vie professionnelle
et sa connaissance de l’Afrique, l’un des observateurs de premier plan (sur le
terrain et en coulisses) de la courte et ravageuse histoire de ce virus. C’est tout
à la fois un récit et un essai, écrit dans une langue enlevée, précise et brillante, qui nous
promène des villages oubliés de Guinée Conakry jusque dans les cénacles où les
décisions se prennent, de manière parfois ubuesque. Un texte libre, riche,
documenté. Et sans concession…
En décembre 2013, un enfant meurt
dans un village forestier de Guinée des suites d’une étrange fièvre. On ne sait
pas encore qu’il s’agit du premier cas de virus Ebola – l’un des plus
redoutables filovirus recensés, qui
n’avait encore quasiment jamais sévi en Afrique (un seul cas recensé en Côte
d’Ivoire par le passé). Un an plus tard, dans ce même pays, le virus aura tué
1706 personnes, fait 6200 orphelins, mobilisé des sommes faramineuses de la
communauté internationale et généré de nombreux dispositifs et plans d’actions (certains audacieux et
efficaces, beaucoup aberrants ou dictés par de simples intentions d’affichage).
C’est cette histoire que nous conte Adrien Absolu, depuis les balbutiements de
la maladie jusqu’à l’extinction de l’épidémie.
Le livre fonctionne un peu comme
un journal et l’auteur y tisse son texte à partir de très nombreuses
sources : des notes et impressions personnelles lors de déplacements et
séances de travail, les milliers de documents et projets qu’il a consultés, les
entretiens qu’il a conduits auprès de chercheurs, médecins, biologistes,
spécialistes de santé publique, les témoignages d’habitants des zones
forestières qu’il a rencontrés sur le terrain… Il parvient pourtant à
construire un récit d’une étonnante unité et à ramasser ces matériaux multiples
autour d’une ligne de force assez personnelle et porté par un style rythmé et
dynamique.
Sans être exclusivement à charge
(l’auteur sait souvent reconnaître le courage et l’ingéniosité de nombreux
acteurs engagés dans la lutte contre Ebola), ce livre dévoile néanmoins les multiples
facettes du « théâtre de
l’absurde » qui a vu le jour dans le sillage de cette épidémie. Des peurs
irrationnelles ont parfois conduit à des mesures pour le moins surprenantes, dont
voici un échantillon : « une
société russe exploitant bauxite et alumine à Kindia choisissant d’ériger
autour de son siège une barrière de sable de dix mètres de large imprégnée de
solution chlorée pour désinfecter les pneus des véhicules, la compagnie Korean
Airlines suspendant ses vols vers le Kenya distant de dix mille kilomètres du
foyer épidémique, le gouvernement sierra-leonais décidant carrément de confiner
à domicile toute sa population pendant soixante-douze heures, ou la police
municipale grenobloise établissant en pleine rue un périmètre de sécurité
autour d’un sans-papier interpellé pour être entré clandestinement en France,
mais ne présentant aucun symptôme, sous le seul motif qu’il était guinéen. »
Mais au-delà de ce florilège de non-sense, Adrien Absolu nous fait également toucher du doigts quelques autres
fleurons : gabegies de certaines administrations, autosatisfaction
proclamée d’états qui ne sont pourtant intervenus que lorsqu’ils n’en eurent
plus le choix pour leur image médiatique, vieux hoquets de la Françafrique,
creuses prophéties de quelques dirigeants guinéens, cynisme politique des institutions
internationales, puissance paralysante de certains lobbies pharmaceutiques,
mise en œuvre de protocoles totalement
ignorants des traditions culturelles locales et qui eurent parfois des
conséquences dramatiques…
Derrière ce tableau souvent
mordant ou tristement cocasse, l’auteur pointe aussi les solutions qui ont pu
ici ou là fonctionner. Il nous laisse clairement entendre que celles-ci passent
par une attention à l’autre qui demande à ce que l’on fasse l’effort de se
glisser dans des pratiques cuturelles et des équilibres sociétaux qui, quel que
soit ce que l’on en pense, ne sauraient être balayés d’un revers de main depuis
une lointaine salle de conférence genevoise…
Au cœur de l’hiver 2016, Ebola
fut détrôné par Zika, le nouveau « virus
tendance »… Après une courte trêve, les héros discrets et les pantins
tonitruants purent se remettre à pied d’œuvre.
Adrien Absolu, Les
forêts profondes. JC Lattès. 2016.
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