Nous avions signalé ici la parution de leur premier
opus, qui, pour peu épais qu’il fût, concentrait néanmoins quelques petites
merveilles. Le principe général du Très
précis de conjugaisons ordinaires est simple mais allie avec bonheur la
plus poétique loufoquerie à la plus grande rigueur. A partir d’un thème donné,
on choisit un certain nombre de « locutions
usuelles contenant un verbe » ou « une forme assimilable à une déclinaison verbale ». Et
après ? Eh bien on se concentre sur ce nœud verbal et l’on fait ce que
tout verbe permet a minima que l’on fasse de lui : on le conjugue. A tous
les temps, tous les modes, toutes les personnes.
Le premier volume du Très précis de conjugaisons ordinaires de Guillaume Rannou et David
Poullard naviguait dans le champ sémantico-verbal du monde du travail. Ils récidivent cette fois en s’emparant de la Chanson populaire. Ce ne sont pas
moins de trente titres de chansons qui sont ainsi peignés dans le sens du
verbe, avec une systématicité désarmante. La gamme est large et autorise la
discrète gaudriole tout comme l’hommage
pudiquement ému. On y retrouvera aussi bien Tata
Yoyo et Ne me quitte pas que Sex Machine, Be bop a lulla, Si tu vas à Rio ou La nuit je mens. C’est drôle, délicieusement obsessionnel,
profondément inutile (1). Et tout comme son grand frère, ce second Bescherelle
aux accents oulipiens sera source chez le lecteur addict au goût des mots d’une
mystérieuse et tenace bonne humeur.
Peut-être Guillaume Rannou et David Poullard
seront-ils un jour (qu’on leur souhaite lointain) panthéonisés pour avoir
inventé « le comique de conjugaison ». Et s’il s’agit là d’une
sous-catégorie du « comique de mots », elle pourrait bien, à force de
persévérance, finir par conquérir une sorte d’autonomie radieuse par rapport à
la maison-mère.
Ce qui est somme toute irrésistible dans ces
conjugaisons, c’est finalement ce qui pourrait d’abord rebuter : leur
systématicité. Une fois inventé/isolé le paradigme verbal du titre de la
chanson, on pousse le geste jusqu’au bout. Les auteurs n’épargnent ni leurs
efforts, ni leurs lecteurs. L’entrée se fait toujours par le noyau retenu, le
titre de la chanson ne surgissant (en couleur de caractère rouge, selon une
convention déjà mise en œuvre dans le premier livret) qu’à la place qui lui
revient. Ainsi dans Tater Yoyo, il
faudra attendre la troisième personne du singulier du passé simple (Il, elle, on, ça tata
Yoyo) pour revoir étinceler devant nous une joviale chanteuse belge.
Même chose, on le notera, pour Be-bop-a-luler…
(la chanteuse belge en moins). Le Porcherie
de Bérurier Noir réabsorbé en infinitif Porcherire,
ne réapparaît donc qu’à l’occasion du subjonctif présent (Qu’il, qu’elle, qu’on, que ça porcherie).
Pour le reste, rien. Il suffit de se laisser porter.
Le déclic se produit parfois à partir de quelques heureuses désinences, qui
réentendues au son de la chanson ainsi décalée, ne manquent pas de surprendre ou de crépiter.
Si l’on voit bien tout ce qui peut nous attendre dans la suite de Sex machiner ou de Tater Yoyo, ça se joue parfois ailleurs. Notamment dans le cortège
qu’embarque à sa suite le verbe à proprement parler. Si Ne me quitte pas ou Je suis
venu te dire que je m’en vais parlent à tous les cœurs et à toutes les
oreilles, les déclinaisons de Ne pas me
quitter ou Venir te dire que je m’en
vais produiront de joyeuses protubérances, perturbantes pour le sens. Nous ne m’aurons pas quitté(e) ou Tu viendras te dire que je m’en vais
nimberont immanquablement d’un velouté complexe et raffiné le topos de la
rupture amoureuse…
Que dire, ailleurs, de Je me serai senti(e) que c’est toi ou de Je me fusse fait mal Johnny, Johnny… En ce qui me concerne c’est
l’adjectif « réjouissant » qui me vient à l’esprit, mais, je vous
l’accorde, tous les goûts sont dans la nature. Et l’on pourra sans rougir se
laisser porter par d’autres refrains. D’ailleurs je ne crache pas non plus sur
certains mets plus familiaux, voir légèrement trop épicés tel ce roboratif
présent du subjonctif (première personne du pluriel) :
«Chauffeurs,
que si nous soyons champions»
Il y en aura pour toutes les bouches et pour tous
les souvenirs musicaux. De Rock lobster
à Alexandrie alexander, de Helter skelter à Heeey, macarener.
C’est parfois joliment tiré par les cheveux (mais
toujours, une fois posé le syntagme de départ, scrupuleusement conjugué), et
parfois d’une belle simplicité, comme cette aérienne et néanmoins
révolutionnaire déclinaison de Ah, aller,
aller, aller (le très logique passage à l’infinitif de notre Ah, ça ira, ça ira, ça ira national.)
M’approchant tranquillement mais sûrement de cette
phase de l’existence où l’on « en a » tout de même un peu plus
derrière que devant, j’avoue éprouver
une tendresse particulière pour le magnifique slogan piafien conjugué à
toutes les sauces :
« Non,
ne rien regretter »
Alors bien sûr, il y a un risque. Celui de se
prendre au jeu et de prolonger le livret en jetant ses propres chansons sur la
table à conjuguer. Si vous croyez demain entendre votre voisin de métro
balbutier «Que je suis triste Venise, que tu es triste Venise…», peut-être
n’aurez-vous pas rêvé.
Nous attendons donc la suite, promise à d’autres
horizons conjuguants…
Le
Temps, l’Animal, la Migration, la Gastronomie, le Nom propre, le Sexe, le
Végétal.
Et nous ne manquerons pas de vous tenir au courant.
D’ici là, Joyeuses Pâques à tous...
(1) En parlant ici d’inutilité, j’agis à des fins
polémiques et espère donner aux pédagogues inspirés motif à s’insurger. Car je
ne doute pas qu’ils se sont déjà saisis de la formule pour réveiller les
papilles verbatives de celles de leurs brebis que le plus vieil exercice de
français de l’histoire de l’Ecole aurait commencé à assoupir dangereusement.
David Poullard, Guillaume Rannou, Très Précis de conjugaisons ordinaires (N°2) - La chanson populaire. Le Monte-en-l'air / BBB centre d'art. 2013.
Images : 1) Piaf / 3) Librairie le Monte-en-l'air.
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