La belle image est l’histoire d’un livre qui n’a pas eu lieu. Un livre
qui a grincé sur ses gonds avant de ne pas réussir à s’ouvrir. L’histoire d’une
histoire qui n’a pas trouvé à s’écrire comme il aurait pu se faire qu’elle le
fût. Pour écrire le livre de cette non-histoire, Arnaud Rykner s’est librement
inspiré de la correspondance qu’il avait entretenue avec un homme incarcéré.
Bien sûr, il y est question de la prison – et plus encore de celle qui demeure en
vous lorsque vous en sortez -, notamment dans les courriers que le personnage
adresse au narrateur. Mais ce roman, puisque c’en est un toutefois, ne vise pas
tant à témoigner de l’univers carcéral, qu’à interroger notre rapport à l’autre,
et le rapport de la littérature au réel. Deux voies sans issue, semble-t-il,
autour desquelles il faut pourtant bien composer. Il y a, derrière La belle image, l’histoire d’un homme (l’auteur)
qui a correspondu avec un autre (le détenu). L’auteur réinvente cette
correspondance, se transposant en un narrateur qui voudrait en «faire une
histoire». Une histoire impossible et que nous ne lirons pas. Mais ce que nous
lirons est un livre touchant et courageux qui parle au cœur même de son inachèvement.
Le narrateur de La belle image, qui apparaît longtemps
comme un double possible de Rykner
lui-même, est entré dans un échange épistolaire qui lui est pour ainsi dire « tombé
dessus ». Une lettre adressée à un anonyme « à qui de droit »,
et qui, après bien des détours administratifs, a atterri dans sa boîte à
lettres. Cette lettre avait été écrite par un détenu cherchant un directeur de
thèse pour son travail de recherche en littérature. Le récipiendaire du
courrier a accepté et lui a répondu. S’en est alors suivi une série d’échanges
dans laquelle le lecteur s’embarque en cours de route.
Lorsque s’ouvre le roman et la
première lettre que nous lisons, le détenu est redevenu un homme « théoriquement »
libre. Tout commence par sa sortie de prison. Une libération sur le papier,
puisque le plein retour à la vie d’avant va s’avérer progressivement
inimaginable. Il éprouve plutôt le sentiment d’avoir été «extirpé au forceps». Personne ne l’attend à l’extérieur et il doit
tout réapprendre. Il lui faut également exercer une métier qui n’est pas le
sien, «un métier en attendant». Et
vivre aussi avec l’image indélébile de lui-même qui s’est définitivement
imprimée sur la rétine des autres. Car dans les yeux des autres, un homme qui
est passé par la case prison n’a jamais tout à fait payé sa dette. Il lui faut
la régurgiter encore et encore.
«Au dehors, c’est peut-être pire qu’au-dedans. Comment pouvais-je
comprendre que dehors n’existerait
plus pour moi ? Comment pourrais-je nommer ce dedans dont je ne peux m’échapper.»
Le prisonnier libéré se découvre
soudain retenu dans le carcan intérieur de son ancienne cellule. Il n’est
jamais totalement ici, une part de lui-même est restée dans ce «là-bas» où «tout est petit».
Sur un certain versant du roman d’Arnaud Rykner c’est donc cette fausse
sortie que l’on suit pas à pas, à travers les quelques lettres qu’écrit encore
le «libéré conditionnel». C’est l’histoire d’une «double peine». La prison qui est passée
dedans, l’impression pour cet homme d’avoir toujours et encore à se faire
pardonner et toutes les voies de sortie qui se transforment peu à peu en voies
sans issue. Une histoire commune, somme toute, qui ne peut que nous inviter à interroger le
grippage programmé des rouages mis en œuvre dans notre société.
Peut-être y avait-il là de quoi
composer un témoignage de plus sur la prison et la difficile voire impossible
réintégration qu’elle réserve à ceux qu’elle prétend justement réinsérer. Mais
ces témoignages ne manquent pas et on en trouvera sans doute de plus riches et
de plus détaillés.
Car ici, c’est autre chose qui
est en jeu, à lire du côté, cette fois, de l’homme libre avec lequel s’instaure
le dialogue. Ce correspondant s’interroge quant à lui sur le sens même de cette
relation, sur les motifs qui l’ont poussé à accepter de s’y engager :
«Comment démêler ce qui, dans son histoire m’attire, me retient ?
Vrai sentiment de fraternité ? Excitation piteuse du bourgeois rangé face
à la transgression malheureuse ?»
Il se demande ce qui lui est possible de faire
de cette relation, lui qui n’est pas de l’autre côté. Quelque chose de fragile
se met en place, un fil ténu qui pourrait à tout moment se rompre et dont le
narrateur ne comprend pas où il va le mener…
«Qu’avons-nous de commun, de part et d’autre de ce mur ?»
Sur cette partition-là, on lit
autre chose qu’une histoire. Plutôt un déploiement croissant du doute, un doute
qui compromet l’adéquation complète du livre à son objet. Le roman est déséquilibré,
et n’est épistolaire, pour ainsi dire, que du côté du «prisonnier».
Dans les parties où l’homme libre prend la parole, la gamme est plus étendue et
plus déstructurée. On lit parfois des extraits des lettres qu’il lui adresse,
mais également les questions qu’il se pose à lui-même. Et bientôt un autre
destinataire va émerger, un «tu» qui
pourrait bien être le lecteur pris à parti.
Si le narrateur relève qu’ «il y a une poésie atroce dans la langue judiciaire.
Une poésie atroce (…), une cruauté proprement merveilleuse, du déni le plus
absolu du réel», on sent que, dans un autre ordre d’idée, la langue
littéraire échoue également à ses yeux à rendre compte de manière satisfaisante
du réel.
Dans la seconde partie du roman,
c’est d’une certaine manière cet échec-là qui est mis en scène. Le narrateur
avait décidé d’écrire une histoire, il avait pour cela obtenu l’accord de son
correspondant. Mais cette histoire n’aura pas lieu. On assiste alors à un
décrochage. L’écrivain potentiel, comme gagné par les béances de cette relation
«gratuite» et irrécupérable, se
métamorphose à son tour en personnage à la dérive. Il prend sa voiture et part,
se réfugie dans la solitude et l’abandon. Pas de livre, donc, et pas d’histoire,
si ce n’est celle d’une impossibilité : l’impossibilité de transformer en «belle image» ce que nos yeux ne
parviennent à observer qu’à travers un miroir plus épais qu’une porte de prison.
Dans ce roman fragile,
chevillé, suturé de toutes parts – et qui s’assume comme tel, on sent passer un
vent de révolte. Révolte contre une institution qui «vomit les hommes» (1) et
contre les subterfuges d’une littérature qui aurait trouvé la voie de l’apaisement.
L’indignation ne se paie pas de mots et, comme Rykner nous le rappelle dans sa postface (qu’il présente presque
comme un dernier pansement à son livre), il faut accepter de marcher avec l’écriture,
comme on on marche avec l’existence.
«On n’écrit pas les livres qu’on
veut, pas plus qu’on ne vit la vie qu’on veut. On essaie d’écrire, on essaie de
vivre. C’est déjà bien assez.»
Douter de la littérature mais sans
s’en dédouaner. Et écrire une littérature qui doute. Peut-être est-ce là le moyen
qu’Arnaud Rykner a trouvé pour se
maintenir dans «une réalité bien
présente, un ici, un maintenant, dans la proximité». Sa façon à lui de
tenir la barre face à tout ce qui voudrait nous faire rendre gorge. Les mots du
début auraient tout aussi bien pu être ceux de la fin :
« je veux garder ma colère intacte. »
***
(1) Expression que Lévi-Strauss utilise dans Tristes Tropiques, pour rendre la vision que certains groupes anthropophages d'Amazonie (mais qui ignorent le système carcéral) auraient sûrement de "notre" institution. Une sorte de cannibalisme inversé...
Arnaud Rykner, La belle image. Editions du Rouergue. 2013.
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