dimanche 8 décembre 2013

> Des nuages et des tours - Dominique Fabre

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 Amoureux des recoins pittoresques de Paris, passez votre route. Adeptes des franges turbulentes de la cité ou des mélancolies urbaines spectaculaires, suivez le même chemin… Il y a dans le dernier texte de Dominique Fabre, quelque chose de plus modeste et de plus poisseux. Une grisaille tenace et une tristesse ordinaire qui ne servent à aucun moment d’envol à son écriture. Ici, la littérature ne rembourse rien. Et c’est dans ce rien là qu’on se trouve pourtant embarqué. On a dès le début la certitude que ça va continuer, de la première à la dernière page. Et l’étonnante impression que l’on pourrait à chaque instant refermer le livre, quitte à le reprendre plus tard – ou jamais. Mais c’est pourtant une liberté dont on ne fait pas usage. Parce qu’il se passe quelque chose dans ce quotidien glané à la petite semaine autour de la Porte d’Ivry, et parfois plus loin. Quelque chose qui vous colle doucement au ventre. Une poésie tout à fait accidentelle, ennemie de l’emphase, qui finit pourtant par en dire long, l’air de rien, sur la ville et la vie. Ça pourrait parfois sembler léger mais c’est noir, très noir.


Dominique Fabre a tenu pendant plusieurs années une chronique vagabonde dans le Matricule des Anges, sur son quartier, son quotidien. Les éditions de l’Olivier lui ont proposé d’en faire un livre et ça a donné Des nuages et des tours. Une sorte de journal (le plus souvent) extime, englué dans les récentes années Sarkozy et inscrit pour l’essentiel dans le périmètre d'un Treizième à la lisière de beaucoup de choses : Paris et sa proche banlieue, le présent et le passé, la morosité sociale et la vague chaleur de quelques espaces de vie encore parfois partagés. On explore à petit pas un chantier à cœur ouvert aux portes (et à l’aube) du Grand Paris. Un paysage terne et habité où le malheur des hommes, à des degrés et sous des formes variables, s’est déposé et déployé sans tambour ni trompettes. Mais où ça continue à vivre, tant bien que mal.







 Il y a les jours et les saisons enfilées un peu sur le même ton, vaguement nonchalant, vaguement fatigué, autour de la rue du Château des Rentiers, l’avenue de Choisy, la Porte d’Ivry, le PC2, les Maréchaux, le boulevard Massena… La vie pourrait ressembler à une série de faits divers sans faits divers même si de temps à autre un incident remonte dans les filets des médias : un immeuble vétuste qui brûle, jetant ses occupants sur le trottoir ; un camp de Roms en fin de course ; une reconduite à la frontière. Pour le reste, des nuages et des tours, donc. Des tours qui se sont invitées un peu partout autour de cette fragile couture que compose, au sud, la ceinture de Paris. Sous la plume de Dominique Fabre, on passe d’un nouvel an chinois à un mois d’août déserté, du café Pourpre au photomaton de la Porte d’Ivry, du centre d’hébergement du Relais des Carrières aux magasins du coin. On croise toujours la même limousine de location à douze places promenant de nouveaux mariés chinois qui, «si tout va bien», rejoindront bientôt «leur pavillon d’Ivry pour leur première nuit d’amour conjugal». Près des boutiques, par des portes entrouvertes au rez-de-chaussée, on aperçoit aussi «des femmes penchées» dont la «vie mise en sourdine est avalée par le bruit des machines à coudre, le jour et parfois la nuit». Au pied des tours, un peu partout, la petite humanité de chaque jour est là, toujours repoussée, bousculée, écrasée – et pas seulement dans les ateliers clandestins.

«Un soir, rentrant de chez des amis j’étais entouré dans mon wagon de la ligne 7 par une dizaine de Chinoises que j’avais souvent aperçues arpenter le trottoir dans le bas de la rue de Belleville, devant le restaurant Le Président. Elles allaient dormir Porte d’Ivry. Juste avant de rentrer, elles se sont arrêtées pour acheter des bijoux de pacotille. Le trottoir. Leur petite bouteille d’eau. Le plat cuisiné qu’elles achètent à des vieilles dans la rue. L’argent envoyé là-bas. Et dormir. Et puis quoi ?»


A l’intérieur de ce territoire élastique, les mal lotis sont légion. Ils traversent presque chacune des vignettes que Dominique Fabre nous glisse sous les yeux. Ce sont «les Roumaines frigorifiées à genoux sur des cartons», «l’Africaine qui dormait dans le photomaton du métro Porte d’Ivry», «les SDF asiatiques accroupis contre les murs avec leur bière à 8 degrés»… Figures anonymes et entraperçues ou familiers du quartier avec lesquels, parfois, quelques liens fragiles et réguliers se tissent  - et qui disparaissent soudain du jour au lendemain sans que l’on sache vers quelle sortie ou voie sans issue la vie les aura encore poussés. Il y en a, dans ce livre, à ne plus savoir qu’en faire. D’anciens élèves que l’on retrouve, comme ce Hakim, dont l’ami serbe revenait tous les lundis la tête en chou-fleur parce qu’il adorait se battre seule contre dix. Le locataire du rez-de-chaussée qui explique avoir touché «le tiercé dans l’ordre» : chômage, divorce, maladie. Le « jardinier » du bout de la rue du Château des Rentiers qui cache sa cataracte mal soignée derrière des lunettes de soleil et laisse à présent tout aller à vau-l’eau :


«Les framboises mûrissent pour rien, les potirons pourrissent, les haricots sont montés en graine, les rhubarbes aplaties à même le sol à cause des gros orages. Les roses fleurissent mais elles s’abîment derrière les grilles et ne servent à rien.»


« Vraiment : pas mal de gens mériteraient des vies meilleures», se contente pudiquement de nous dire Fabre. On veut bien le croire.


Le zoom, pourtant, n’est pas systématique et l’écrivain ne construit pas ici une plaidoirie par accumulation. Il parle aussi du reste. Du printemps qui revient, des peluches trop grandes pour l’appartement qu’on ramène de la Foire du Trône, de l’étrange tendresse qu’il ressent pour son quartier, de la pétanque en banlieue, de Bashung - seul chanteur qui donnerait envie de se marier juste pour «réciter le Cantique des cantiques». Il accroche simplement son regard à ce qui l’entoure et ce qui l’entoure le rattrape. Cette réalité-là n’est pas tant ce que le chroniqueur filtre de son environnement qu’une réalité restituée dans ses justes proportions. Et le spectacle de l’étendue des dégâts n’est pas tant le résultat d’un effet d’optique que ce qui nous fait face chaque jour, ce à côté de quoi nous marchons dans la rue. Mais la présence de cette misère-là est tellement prégnante que le plus souvent nous l’assimilons, la digérons, l’oublions. Dominique Fabre fait simplement l’effort de l’enregistrer et c’est «naturellement» qu’elle occupe une bonne partie de son disque dur. Il ne verse pas dans un florilège des malheurs d’ici-bas mais agit en riverain de tout. Peut-être s’agit-il de réapprendre à voir, simplement.


Le chroniqueur ne s’interdit pas de parler de lui. Ces fragments constituent aussi un journal distendu, qui échappe au contrôle resserré d’un compte-rendu au jour le jour et se tisse de manière lâche dans le cours imprécis des semaines et des saisons (seul vrai marqueur temporel, à la fois linéaire et cyclique, dans ces chroniques). Un homme passe, pourrait-on dire… Prof en collège à Nation, il absorbe aussi les mots, les coups de sang et les dérives d’une jeunesse qui navigue comme elle peut entre iPhones et «gratuits» dans un Sarkoland morose. Ecrivain, il s’évade parfois le temps d’une résidence en province, en Amérique du Sud, à Tokyo, en Russie – au salon du livre de Paris il croise Amélie Nothomb sous son chapeau… Il n’est pas insensible à ces escapades mais on a l’impression que sa capacité d’émerveillement s’est émoussée. Il prend des apéros avec ses voisins, achète du vin pour aller dîner chez des amis, il a des enfants, une femme, part en vacances et sait encore quelque chose du bonheur. Mais même les bons moments semblent discrètement traversés par une mélancolie de fond dont plus rien ne pourra l’absoudre. On retrouve là la sensibilité des autres personnages des romans de Dominique Fabre, mi-losers mi-rêveurs gentiment esquintés par la vie.


Pour autant, face à tout ce marasme, la conscience politique y est-elle encore ? Oui, a-t-on envie de dire, mais elle a drôlement perdu de sa verdeur. On va voter, c’est une sortie («les jolies jambes de l’isoloir sont-elles de gauche, de droite ?»). Et puis sous Sarko s’il y en a encore pour crier «on n’est pas fatigués», on se dit quand même que ce n’est pas le cas pour tout le monde. On va dans les manifs («c’était une belle manif…»), mais quelque chose est cassé et on a l’impression que chacun porte à présent au fond de lui un ultime et inavouable slogan : sous les pavés, les pavés…


Alors tristesse de la ville ou tristesse de la vie ? Disons que les deux font sacrément bon ménage sous les nuages et les tours de Dominique Fabre. Il faut voir l’écrivain s’engager un jour comme les autres sur l’interminable boulevard Brune, si long et si triste, nous dit-il, qu’on se demande si on ne va pas fondre en larmes arrivé au bout.

 Il y a quelque chose, chez lui, d’un Henri Calet du XXIème siècle - un trait à la fois râpeux, indolent et à fleur de peau. Il promène, les yeux grands ouverts, son désespoir tranquille sur ce que nous ne savons plus voir. Et le lecteur le suivra jusqu’au bout de ses déambulations - dans cette ville-chantier où chacun cherche encore un trou où se poser. 















Dominique Fabre, Des nuages et des tours. Editions de l'Olivier. 2013.






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