Amoureux des recoins pittoresques de Paris, passez votre route. Adeptes des franges turbulentes de la cité ou des mélancolies urbaines spectaculaires, suivez le même chemin… Il y a dans le dernier texte de Dominique Fabre, quelque chose de plus modeste et de plus poisseux. Une grisaille tenace et une tristesse ordinaire qui ne servent à aucun moment d’envol à son écriture. Ici, la littérature ne rembourse rien. Et c’est dans ce rien là qu’on se trouve pourtant embarqué. On a dès le début la certitude que ça va continuer, de la première à la dernière page. Et l’étonnante impression que l’on pourrait à chaque instant refermer le livre, quitte à le reprendre plus tard – ou jamais. Mais c’est pourtant une liberté dont on ne fait pas usage. Parce qu’il se passe quelque chose dans ce quotidien glané à la petite semaine autour de la Porte d’Ivry, et parfois plus loin. Quelque chose qui vous colle doucement au ventre. Une poésie tout à fait accidentelle, ennemie de l’emphase, qui finit pourtant par en dire long, l’air de rien, sur la ville et la vie. Ça pourrait parfois sembler léger mais c’est noir, très noir.
Dominique Fabre a tenu pendant
plusieurs années une chronique vagabonde dans le Matricule des Anges, sur son quartier, son quotidien. Les
éditions de l’Olivier lui ont proposé d’en faire un livre et ça a donné Des nuages et des tours. Une sorte de
journal (le plus souvent) extime, englué dans les récentes années Sarkozy et inscrit
pour l’essentiel dans le périmètre d'un Treizième à la
lisière de beaucoup de choses : Paris et sa proche banlieue, le présent et
le passé, la morosité sociale et la vague chaleur de quelques espaces de vie
encore parfois partagés. On explore à petit pas un chantier à cœur ouvert aux
portes (et à l’aube) du Grand Paris. Un paysage terne et habité où le malheur
des hommes, à des degrés et sous des formes variables, s’est déposé et déployé
sans tambour ni trompettes. Mais où ça continue à vivre, tant bien que mal.
Il y a les jours et les saisons
enfilées un peu sur le même ton, vaguement nonchalant, vaguement fatigué,
autour de la rue du Château des Rentiers, l’avenue de Choisy, la Porte d’Ivry,
le PC2, les Maréchaux, le boulevard Massena… La vie pourrait ressembler à une
série de faits divers sans faits divers même si de temps à autre un incident remonte
dans les filets des médias : un immeuble vétuste qui brûle, jetant ses
occupants sur le trottoir ; un camp de Roms en fin de course ; une
reconduite à la frontière. Pour le reste, des nuages et des tours, donc. Des
tours qui se sont invitées un peu partout autour de cette fragile couture que
compose, au sud, la ceinture de Paris. Sous la plume de Dominique Fabre, on
passe d’un nouvel an chinois à un mois d’août déserté, du café Pourpre au
photomaton de la Porte d’Ivry, du centre d’hébergement du Relais des Carrières
aux magasins du coin. On croise toujours la même limousine de location à douze
places promenant de nouveaux mariés chinois qui, «si tout va bien», rejoindront bientôt «leur pavillon d’Ivry pour leur première nuit d’amour conjugal». Près
des boutiques, par des portes entrouvertes au rez-de-chaussée, on aperçoit aussi
«des femmes penchées» dont la «vie mise en sourdine est avalée par le
bruit des machines à coudre, le jour et parfois la nuit». Au pied des
tours, un peu partout, la petite humanité de chaque jour est là, toujours
repoussée, bousculée, écrasée – et pas seulement dans les ateliers clandestins.
«Un soir, rentrant de chez des amis j’étais entouré dans mon wagon de
la ligne 7 par une dizaine de Chinoises que j’avais souvent aperçues arpenter
le trottoir dans le bas de la rue de Belleville, devant le restaurant Le
Président. Elles allaient dormir Porte d’Ivry. Juste avant de rentrer, elles se
sont arrêtées pour acheter des bijoux de pacotille. Le trottoir. Leur petite
bouteille d’eau. Le plat cuisiné qu’elles achètent à des vieilles dans la rue.
L’argent envoyé là-bas. Et dormir. Et puis quoi ?»
A l’intérieur de ce territoire
élastique, les mal lotis sont légion. Ils traversent presque chacune des
vignettes que Dominique Fabre nous glisse sous les yeux. Ce sont «les Roumaines frigorifiées à genoux sur des
cartons», «l’Africaine qui dormait
dans le photomaton du métro Porte d’Ivry», «les SDF asiatiques accroupis contre les murs avec leur bière à 8
degrés»… Figures anonymes et entraperçues ou familiers du quartier avec
lesquels, parfois, quelques liens fragiles et réguliers se tissent - et qui disparaissent soudain du jour au
lendemain sans que l’on sache vers quelle sortie ou voie sans issue la vie les
aura encore poussés. Il y en a, dans ce livre, à ne plus savoir qu’en faire. D’anciens
élèves que l’on retrouve, comme ce Hakim, dont l’ami serbe revenait tous les
lundis la tête en chou-fleur parce qu’il adorait se battre seule contre dix. Le
locataire du rez-de-chaussée qui explique avoir touché «le tiercé dans l’ordre» : chômage, divorce, maladie. Le « jardinier »
du bout de la rue du Château des Rentiers qui cache sa cataracte mal soignée
derrière des lunettes de soleil et laisse à présent tout aller à vau-l’eau :
«Les framboises mûrissent pour rien, les potirons pourrissent, les
haricots sont montés en graine, les rhubarbes aplaties à même le sol à cause
des gros orages. Les roses fleurissent mais elles s’abîment derrière les
grilles et ne servent à rien.»
« Vraiment : pas mal de gens mériteraient des vies meilleures»,
se contente pudiquement de nous dire Fabre. On veut bien le croire.
Le zoom, pourtant, n’est pas
systématique et l’écrivain ne construit pas ici une plaidoirie par
accumulation. Il parle aussi du reste. Du printemps qui revient, des peluches trop
grandes pour l’appartement qu’on ramène de la Foire du Trône, de l’étrange
tendresse qu’il ressent pour son quartier, de la pétanque en banlieue, de
Bashung - seul chanteur qui donnerait envie de se marier juste pour «réciter le Cantique des cantiques». Il
accroche simplement son regard à ce qui l’entoure et ce qui l’entoure le
rattrape. Cette réalité-là n’est pas tant ce que le chroniqueur filtre de son
environnement qu’une réalité restituée dans ses justes proportions. Et le
spectacle de l’étendue des dégâts n’est pas tant le résultat d’un effet d’optique
que ce qui nous fait face chaque jour, ce à côté de quoi nous marchons dans la
rue. Mais la présence de cette misère-là est tellement prégnante que le plus
souvent nous l’assimilons, la digérons, l’oublions. Dominique Fabre fait
simplement l’effort de l’enregistrer et c’est «naturellement» qu’elle occupe
une bonne partie de son disque dur. Il ne verse pas dans un florilège des
malheurs d’ici-bas mais agit en riverain de tout. Peut-être s’agit-il de
réapprendre à voir, simplement.
Le chroniqueur ne s’interdit pas
de parler de lui. Ces fragments constituent aussi un journal distendu, qui
échappe au contrôle resserré d’un compte-rendu au jour le jour et se tisse de
manière lâche dans le cours imprécis des semaines et des saisons (seul vrai
marqueur temporel, à la fois linéaire et cyclique, dans ces chroniques). Un
homme passe, pourrait-on dire… Prof en collège à Nation, il absorbe aussi les
mots, les coups de sang et les dérives d’une jeunesse qui navigue comme elle
peut entre iPhones et «gratuits» dans un Sarkoland morose.
Ecrivain, il s’évade parfois le temps d’une résidence en province, en Amérique
du Sud, à Tokyo, en Russie – au salon du livre de Paris il croise Amélie Nothomb sous
son chapeau… Il n’est pas insensible à ces escapades mais on a l’impression que
sa capacité d’émerveillement s’est émoussée. Il prend des apéros avec ses
voisins, achète du vin pour aller dîner chez des amis, il a des enfants, une
femme, part en vacances et sait encore quelque chose du bonheur. Mais même les
bons moments semblent discrètement traversés par une mélancolie de fond dont
plus rien ne pourra l’absoudre. On retrouve là la sensibilité des autres
personnages des romans de Dominique Fabre, mi-losers mi-rêveurs gentiment
esquintés par la vie.
Pour autant, face à tout ce
marasme, la conscience politique y est-elle encore ? Oui, a-t-on envie de
dire, mais elle a drôlement perdu de sa verdeur. On va voter, c’est une sortie («les jolies jambes de l’isoloir sont-elles
de gauche, de droite ?»). Et puis sous Sarko s’il y en a encore pour
crier «on n’est pas fatigués», on se
dit quand même que ce n’est pas le cas pour tout le monde. On va dans les
manifs («c’était une belle manif…»),
mais quelque chose est cassé et on a l’impression que chacun porte à présent au
fond de lui un ultime et inavouable slogan : sous les pavés, les pavés…
Alors tristesse de la ville ou
tristesse de la vie ? Disons que les deux font sacrément bon ménage sous
les nuages et les tours de Dominique Fabre. Il faut voir l’écrivain s’engager
un jour comme les autres sur l’interminable boulevard Brune, si long et si triste, nous dit-il, qu’on se
demande si on ne va pas fondre en larmes arrivé au bout.
Il y a quelque chose, chez lui, d’un
Henri Calet du XXIème siècle - un trait à la fois râpeux, indolent et à fleur
de peau. Il promène, les yeux grands ouverts, son désespoir tranquille sur ce
que nous ne savons plus voir. Et le lecteur le suivra jusqu’au bout de ses
déambulations - dans cette ville-chantier où chacun cherche encore un trou où se
poser.
Dominique Fabre, Des nuages et des tours. Editions de l'Olivier. 2013.
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