Avec Nativité Cinquante et Quelques, Lionel-Edouard Martin nous revient en raconteur d’histoires. Son Poitevin natal, qui constitue si souvent le cadre de ses romans, lui colle encore ici aux doigts et aux mots. Une histoire du cru ? Possible. Fût-elle inventée, elle ressemble à l’une de celles que l’on se glisse de père en fils dans l’hiver des campagnes, et qui, bien que passées par toutes les bouches, conservent l’éclat d’un sou neuf. Dans cette Nativité, portée par une langue inspirée qui joue avec les soubresauts de l’oralité et les parfums d’un parler de terroir revisité, on ne trouve que des gens de peu - comme il arrive souvent chez l’auteur de La vieille aux buisson de roses et de Deuil à Chailly. Des «vivants minuscules», rugueux ou fatigués, dont certains ont pourtant l’âme plus vaste qu’un matin de grand air et le cœur de la taille d’une mappemonde. L’éditeur nous promet, en plus d’un «récit magnifique», un «étonnant conte de Noël». Allez vérifier, tout y est : Noël, le conte (réaliste et pourtant enchanté). Et l’étonnement.
Le conteur, c’est peut être cet
ancien qui raconte à celui qui n’était qu’un enfant de deux ans quand les
événements se sont déroulés. Un passeur de mémoire, de l’âge qu’auraient dans
le temps de sa parole les personnages que l’on va voir défiler, s’ils n’étaient déjà morts depuis longtemps. S’agit-il
d’un effet rhétorique qui réinscrit ce que l’on va lire/entendre dans le champ
du réel, ou de la mémoire d’un enfant du pays devenu écrivain qui s’ébroue sous
nos yeux ? Qu’il s’agisse d’un « racontage »
ou d’un drôle de fait divers (et d’hiver…), peu importe. Mettons que ce soit ce
qui a un jour eu lieu et « dont on a
parlé pendant des semaines, et des mois, des années avant de le noyer dans l’oubli ».
Le livre sera la dernière digue.
Mais au fil de ce récit, le conteur disparaît discrètement, comme
submergé par sa parole, par son histoire.
L’histoire, c’est d’abord celle d’un
rebouteux et d’un boulanger. Le rebouteux, c’est Louis, Louis Maître, devenu
Maît’Louis, dans cette façon qu’ont les gens de recuire à leur sauce les noms
de baptême. Il est de Villemort, un hameau de «quelques demeures égarée parmi les brandes et les orties, la plupart à
demi-fondues.» Un bled déserté où les vieux sont morts et les jeunes
partis. Dans sa Bergerie, il n’occupe plus que le salon du bas puisque «l’étage, quand on a peine à se
mouvoir, demeure un couillon faignant». Un rebouteux perclus de
douleurs, ça pourrait sembler pour le moins curieux et pourtant, cela coule de
source. Il faut revenir en arrière. Le retrouver en enfant chétif, en enfant
miraculé aussi et que l’on voua très tôt à la Vierge, le revêtant dès lors pour
longtemps d’habits en toiles épaisses d’un bleu marial. C’est à sa puberté que
l’on découvre qu’il a le don.
«Le don, c’est quelque chose qui vous pousse dans le corps à la
façon de ces arbres qui parviennent à trouer les roches et on n’y peut pas grand-chose.»
Louis a le don de guérir. Il pose
ses mains sur vous et adieu arthrites, rhumatismes, «chauds refroidis»… Il ne guérit pas de tout ni tout le monde mais
il débarrasse la plupart des gens de ces désagréments
qui vous pourrissent la vie, quand elles ne finissent pas par vous l’enlever.
Mais le don, s’il est reçu, est aussi quelque chose qui se paie de sa personne.
Le don, c’est aussi donner, donner de soi :
«La bonté c’est ce qui fait le rebouteux : car prendre le
mal d’autrui, c’est se le greffer dans son corps. »
Autant dire que Maît’Louis a le corps
comme une éponge. Tout ce qu’il enlève aux autres vient se poser en lui par
petites couches. Un peu de mal par-ci, un peu par-là. Si bien que Maît’Louis, à
la cinquantaine, est déjà fourbu et décide de ne plus faire le rebouteux. Ou
alors seulement à titre très exceptionnel. Il faut bien se préserver un peu
quand on a beaucoup donné.
Le boulanger, c’est Jean Dieu, si
bien qu’on parle du pain de Dieu. Voilà qui sonne à l’oreille et dans la bouche
comme du vrai pétrin de chrétien. Et Lionel-Edouard Martin ne se prive pas de malaxer
une onctueuse pâte de mots autour de ce pain qui reste aussi et avant tout celui des hommes. Et les hommes, «les plus instruits»
comme «les plus instinctifs», le prennent bien au
sérieux.
«(...)ils ne sont pas de ces goulus qui vous l’avalent tout rond, sans
y penser. Des siècles et des siècles de flairements les ont précédés qui leur
font humer la miche et la tartine et les mieux saisir par tous leurs sens.
Nulle goinfrerie mais une ferveur : c’est un mélange, farine, eau,
levures, un alliage à pareillement défaire, une analyse où procéder, jouant de
la papille et des narines, de la pulpe des doigts, de l’intelligence et du
regard.»
Alors bien sûr, le jour où Jean
Dieu se retrouve cloué au lit par une mauvaise sciatique, l’affaire n’est pas
sans conséquence. Et le désarroi qui s’abat en plein hiver sur les mangeurs de
pain de Villemort fait un peu penser à celui qui saisit les villageois de Giono
face à leur boulanger cocu qui ne sait plus faire monter la pâte . Difficile
pour le rebouteux de ne pas puiser
encore une fois (une fois de trop ?) dans ses ressources…
Mais Nativité c’est aussi l’histoire de quelques autres personnages et d’une
rencontre. Trois cœurs simples, un peu disgracieux, perdus dans le vieil hiver
des années cinquante. Une famille du bout des lèvres… Il y a la Vache, énorme matrone qui ne parvient
plus guère à quitter son appartement et Mon
Filleul & Ma Filleule, les jeunes mariés qu’elle héberge («ses vachers») qui l’appellent «la tante » mais entretiennent avec
elle des liens de parenté fragiles, lointains et embrouillés. Ma Filleule
travaille dur à la maison avec la Vache et Mon Filleul creuse des tombes pour
la Mairie. Leur premier petit n’a que quelques semaines quand les choses
tournent mal. Un méchant coup de fièvre que Ma Filleule (elle est un peu bête)
a l’idée de faire baisser en plaçant l’enfant devant la fenêtre ouverte sur l’hiver
glacial.
Pendant ce temps Noël approche et
le rebouteux de plus en plus fourbu est traversé par une certitude, une sorte d’intuition
mystique : «ils viendront». Il s’efforce
alors encore, avec l’aide de Jean Dieu, d’accrocher quelques rangées de lumières
aux arbres pour «les»
guider. On fait du pain, on réserve à manger. On pense un instant que le Père Noël
va surgir de la nuit derrière ses rennes ou qu’une délégation d’extra-terrestres
s’apprête à venir goûter le Bourgueil de Maît’Louis et le pain de Jean Dieu.
Mais on nous laisse vite entendre que les visiteurs seront à coup sûr la Vache,
ses vachers et un nourrisson bien mal en point. Et le lecteur les suivra
haletant dans leur pauvre voyage d’hiver. On les verra se présenter à la porte
d’un médecin verbeux presque tout droit sorti d’une pièce de Molière. Derrière
ce Diafoirus des neiges se profilent les lumières du rebouteux et une promesse
de guérison. La rencontre espérée aura bien lieu, mais pour ce qui est de la
fin… Attendez de voir comment, avec à peine plus de dix mots, un conteur se
transforme en magicien…
Dans Nativité Cinquante et quelques, on se promène entre Dickens,
Maupassant, Giono et Henri Pourrat. Et dans une nuit de Noël transfigurée. Tous
les éléments sont réunis, de l’étoile du berger jusqu’à l’Enfant Jésus en
passant par les Rois Mages, la Vierge, l’âne et le bœuf. Mais bien que
reconnaissables, ses éléments sont métamorphosés, déplacés et bousculés pour composer
une délicate et sombre crèche païenne.
On sera également touché par un
style de l’auteur que nous connaissions moins. Les longues séquences de L-E.
Martin qui savent travailler et penser la langue qu’elles déploient sous nos
yeux sont ici digérées en phrases brèves, assénées comme dans le souffle court
d’un marcheur pressé qui avance dans la neige.
On pourra enfin lire ce livre comme
ce qu’il est peut-être le plus : un hommage rendu à des «êtres», aurait dit pudiquement Pierre Veilletet, «que nous ne connaissons pas». Un
hommage d’autant plus touchant qu’il s’exprime à la fin, à contre-courant de la dédicace d'en-tête - dans lequel on lève si souvent son verre à la santé des
morts pour le reposer vite vite. Comme si ici l’écrivain vidait plutôt le sien avec
quelques vivants de sa mémoire, après avoir longtemps voyagé avec eux.
Lionel-Edouard Martin, Nativité
cinquante et quelques. Le Vampire Actif. 2013.
Images : 1) Stefan Wermuth / 3) Georges de La Tour, Nativité
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