dimanche 8 juillet 2012

> La littérature qui dit non

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Essayiste, poète, flâneuse et lectrice pleinement éveillée, Edith de la Héronnière serait un peu de tout cela. Si ses publications demeurent relativement confidentielles, elle semble avoir attiré à elle un cercle de lecteurs attentifs et sensibles à ses qualités d'écriture ainsi qu'à la finesse du regard qu'elle porte sur les œuvres qui lui parlent. Eric Dussert, évoquant en 2007 la parution d'un recueil d'articles de l'auteure, Promenade dans les tons voisins, n'hésite pas à lui trouver quelque chose d'un  Rémy de Gourmont. D'autres critiques ont également salué son essai  déambulatoire sur l'univers des labyrinthes : Les labyrinthes de jardin ou l'art de l'égarement. Culture immense, discrétion, élégance, profondeur, sont des mots qui viennent souvent à la bouche de ceux qui parlent de ses textes. Si nous ne connaissons encore d'elle que son dernier opus, Mais la mer dit non, force est de constater que cet ouvrage est habité par une grâce assez indéfinissable. Il y est question de dix œuvres, des classiques pour beaucoup, qui à travers des personnages aussi différents qu'emblématiques, mettent en scène une même posture : le refus. Une promenade buissonnière et stimulante dans la littérature qui dit non.



Qu’est-ce que dire non ? Que se passe-t-il vraiment lorsque l’on prononce, en l’assumant pleinement, ce mot à la simplicité confondante, « deux petits points autour d’un rond, trois lettres, dont une double, presque rien, une syllabe sybilline » ?

C’est pourtant à partir de ce simple mot que tout commence. L’enfant qui dit non, affirme soudain son identité balbutiante en se détachant du corps de la mère. Mais, chemin faisant, cet adverbe lui sera rentré en gorge, il apprendra à le ravaler. Tout est prévu pour. Savoir dire non, réapprendre à dire non, n’est pas toujours chose aisée. Car un non peut engager beaucoup :

« Trois lettres accolées et le cours des choses s’enraye, les arguments se mettent à bégayer et les discours à bafouiller, les plus belles constructions politiques, idéologiques ou sociales retombent sur elles-mêmes comme un soufflé raté. »

Ce n’est pourtant pas tant un traité théorique du "non" qu’entreprend ici Edith de la Héronnière, qu’un voyage subjectif sur quelques territoires littéraires où ce mot a été illustré. Subjectif car il y sera avant tout question de personnages, de figures qui auront incarné le refus et, par ce refus même, occupé une place de prédilection dans l’existence de celle qui a décidé d’en parler.

« Leurs personnalités sont si prégnantes, si surprenantes aussi, qu’elles ont envahi subrepticement ma vie et n’en décollent plus, au point qu’il m’a fallu m’habituer à vivre avec eux, un peu comme ce personnage de Pirandello que l’auteur met à la porte et qui revient par la fenêtre. »

Des personnages qui, au-delà l’affection qui leur est ici portée,  partagent un trait commun : « le refus absolu, intraitable, enragé, de l’oppression qui s’exerce sur eux. »

D’Antigone à Oblomov, en passant par Côme, le Cyrano d’Edmond Rostand, le Bartleby de Melville et quelques autres, ce refus a pu prendre des formes souvent différentes. Il se caractérise pourtant à chaque fois par une radicalité sans compromis. Cette radicalité le rapproche souvent du sacrifice. Si le non, tel qu’il a été formulé et vécu par ces différents personnages, est l’affirmation d’une liberté non monnayable, il est aussi souvent le premier pas qui conduit à la perte, à l’abandon ou à la mort. Mais, et ce n’est pas là un moindre paradoxe, « ces êtres qui marchent délibérément vers leur mort suscitent en nous une émotion dont l’un des versants est la joie ».

Car ce rappel à la possibilité tragique du non est également jubilatoire. Et l’on n’est pas loin d’entrevoir ce qui pourrait être l’une des fonctions de la littérature : celle de nous inviter à suivre les brèches de nos murs gris, à chercher l’appel d’air dans l’étuve des jours, à retrouver cette capacité première de nous détourner de ce qui nous est unilatéralement imposé.



Contre les lois humaines qui régissent la cité attique de Thèbes, l’Antigone de Sophocle offre un tombeau à son frère proscrit. Juste un filet de terre contre le sacrilège. Mais un non immense opposé à la toute puissance de Créon, refus par lequel elle replace la loi des dieux au-dessus de celle des hommes.

D’apparence moins spectaculaire, le « I would prefer not to » du scribe Bartleby est lui aussi la marque d’une exigence sans faille.  Et il n’est pas sans conséquences. Son refus d’agir et de choisir renvoie les autres à leurs propres choix, qui s’inscrivent souvent dans le cycle de la violence et vide de son sens toute forme d’action. Une posture simple et radicale qui n’est pas non plus sans conséquences pour celui qui l’exerce puisqu’ « à toute demande, il oppose son refus, le cisèle jusqu’à en faire l’instrument de sa mort »

Chez Cyrano de Bergerac, c’est une autre forme de refus qui opère, une forme révolutionnaire de consentement à la chute. La réplique emblématique de Cyrano est ce « non, merci ! » par lequel il semble « affirmer qu’il y a une beauté possible dans ce temps de tournoiement et de flottement avant l’écrasement ». C’est cette théorie implicite du panache dans le mouvement vers le bas, que le personnage d’Edmond Rostand incarne avec brio, une sorte de grâce dans le refus de s’élever qu’illustre si bien à ses yeux la chute des feuilles mortes :

« Comme elles tombent bien ! / Dans ce trajet si court de la branche à la terre, / Comme elles savent mettre une beauté dernière, / Et malgré leur terreur de pourrir sur le sol, / Veulent que cette chute ait la grâce d’un vol ! »

On pourra encore suivre Edith de la Héronnière sur d’autres routes du refus : elle reparcourt avec précision et complicité les chemins d’Oblomov, l’homme à la verticalité horizontale, celui de l’héroïne du Silence de la mer, le roman de Vercors cousu à la lisière du mutisme et qui met en scène un amour sacrifié par fidélité à une promesse de refus. On retrouvera encore le mystérieux renonçant de la Soirée d’Elseneur l’un des Sept contes gothiques de Karen Blixen, un homme qui, alors que tout souriait à son bonheur, décide de disparaître en mer. Il y aura encore le pompier récalcitrant de Farenheit 451 et l'incontournable baron perché d’Italo Calvino, ainsi que deux autres personnages, peut-être moins connus, qui traversent des œuvres de Iouri Dombrovski et d’Augustin Gomez-Arcos.

Cette liste est subjective, disions-nous, et nécessairement non exhaustive, un peu comme l’était la sélection d’œuvres retenues par Eric Bonnargent dans son Précis de littérature atopique pour illustrer cette tendance de la littérature à accueillir des visions du monde décalées, des personnages qui nous embarquent sur  leur tangente.

La littérature recèle d’autres refus fulgurants et chacun garde sans doute les siens par devers-lui. On sera reconnaissant à Edith de la Héronnière d’avoir su nous présenter si subtilement et si généreusement les siens.

Derrière les indignations faciles et manufacturées, elle nous montre simplement du doigt ce vivier de forces bouillonnantes qui travaillent la littérature. Preuve peut-être  « que l’horizon du malheur n’est jamais tout à fait bouché et que l’esprit de résistance, lorsqu’il se fait poétique, marque toujours une victoire pour la pensée, parce que son pouvoir  s’inscrit à la verticale de toutes force d’oppression, pour en désamorcer la contrainte par une sorte de bon vers le vide qui ouvre tous les possibles. »







Edith de la Héronnière, Mais la mer dit non, Editions Isolato. 2011.

Images : 1) Homme à la mer (source) / 3) Antigone (source) / 4) Oblomov (source)

samedi 30 juin 2012

> Dans le bras spirituel de son père


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Eleni Sikelianos est une poète américaine dont quelques traductions nous sont déjà parvenues grâce aux belles Editions Grèges. Arrière petite-fille du poète grec Ángelos Sikelianós et de la chorégraphe Eva Palmer, Eleni Sikelianos est née en 1965 et a poussé sur le terreau hippie de la Californie des années 70. Cette enfance vagabonde est traversée par la figure d'un père le plus souvent absent, toxicomane et emporté par une overdose au début des années 2000. Dans Le Livre de Jon, enfin traduit (par Claro) chez Actes Sud, elle compose autour de ce portrait fragmentaire et tragique une sorte d'album de famille poétique, détraqué et totalement émouvant. Ce bref mais intense témoignage, à travers les différentes formes qu'il emprunte, semble se nourrir de ses propres contradictions affectives. Contournant l'hommage comme le règlement de compte, ce curieux tombeau cherche un chemin de parole qui oscille entre des bribes de souvenirs émus et les noirs échos d'une déchéance paternelle programmée.



Le livre de Jon est un récit hybride, un recueil composite que l'on pourrait presque parfois croire à l'état de brouillon. Une sorte de carnet en attente de ses raccords et d'une mise en musique finale. Il est pourtant ce qu'il y a de plus abouti et le point d'arrivée d'un travail d'écriture qui, comme elle ne s'en est pas cachée, a beaucoup coûté à son auteur. Et il porte de toute évidence la trace de cet effort.

On y trouvera pêle-mêle tout aussi bien des extraits de lettres, des poèmes, des souvenirs annotés, quelques photographies et beaucoup de questions restées sans réponse. Le livre de Jon semble accueillir et cristalliser un reflux de notes anciennes, d'extraits de journaux et de souvenirs fragmentaires - à l'image de la relation qui fut celle du père et de sa fille.

A quelques dates réelles s’entremêlent des dates inconnues. Aucune forme de chronologie n’est vraiment respectée. Parfois ce sont les mots même du père qui circulent dans ce récit quand ce n’est pas un Poème inachevé qui s’efforce de s’écrire comme si Jon l’écrivait. Le fil de la mémoire semble suivre une ligne définitivement brisée, la seule qui puisse convenir au souvenir d’une enfance bousculée, marquée par la présence étoilée de ce personnage qui fit de sa vie une fuite en avant. Le texte d’Eleni Sikelianos nous touche par cette double tentative d’inscrire le passé dans un récit et de faire tout à la fois de ce récit le lieu de déposition d’une absence fondamentale. On trouve ainsi des lettres adressées à Jon du temps de son vivant, des lettres qu’il n’a probablement jamais lues et que sa fille, consciente du vide où son père s’était réfugié,  s’adressait peut-être déjà à elle-même :

« Tu t’es effondré, relevé, effondré. Dans les villes blanches et enneigées de ta jeunesse, dans la brutalité des familles américaines et des paysages tout en pelouses, avec la lumière bleu de l’hiver s’étendant au-dessus de toi – comment vas-tu survivre ? »

Si derrière ce destin personnel transparaît une Amérique où tout semble prédisposé à sonner l’appel du vide, il n’y a pourtant aucune complaisance dans le regard que la fille porte sur l’existence de son père. Car celui-ci est tout aussi bien le «membre d’une longue et ennuyeuse litanie de pères absents et de connards défoncés».

Il n’y aura pas non plus d’acharnement ni de reproche. Entre manque et tendresse, douleur et mémoire, le récit construit une route étroite où résonne des échos d’amplitude variable.  Certains souvenirs correspondent à des moments vécus, d’autres sont des souvenirs rapportés comme ces « quelques histoires avec Jon et Elayne racontées par Elayne » et numérotés de 1 à 5. La propension à recourir à des listes pourrait parfois combler les vides de l’histoire, mais ces listes, souvent sommaires ou avortées, se retournent contre elles-mêmes, sont anti-exhaustives et prolongent le plus souvent l’effet d’ébauche, de projet condamné à demeurer elliptique, telle cette « liste d’histoires à ajouter » . Ou bien ellesmarquent à leur façon l’impossibilité de reconstituer la présence d’un individu à part entière comme lorsqu’Eleni Sikelianos recense les objets trouvés dans les poches de Jon au «dernier jour de sa vie».



Quelques photos et documents alimentent également cette mosaïque nécessairement incomplète. Mais au-delà  des images qui se télescopent, des lieux qui traversent le récit comme dans un travelling hoquetant, les mots s’imprègnent peu à peu du corps en morceaux du père et ressassent le festin nu auquel il s’est livré. Et c’est sans doute dans ces passages où le récit fait place au poème ou se distend vers une forme de prose poétique qu’Eleni Sikelianos semble trouver la musique la plus juste pour dire ce qui ne peut-être dit.

« Dans le bras de mon père se trouve cette substance sucrée et le thé et l’amour d’une cuillère, une ficelle, un garrot. Dans son bras se trouve le triangle des Bermudes. Dans le bras spirituel de mon père dans la nuit est la nuit il s’inquiète du sort des scolytes des ormes qui meurent de faim. Dans le bras spirituel de mon père il y a une photo de moi quand j’étais bébé j’ai un crâne mou, il l’embrasse. Au milieu du bras spirituel de mon père il y a de petites rafales de neige, à peine visibles maintenant, et des petites gouttes de sang sur les touches du piano. »







Eleni Sikelianos, Le livre de Jon. Actes Sud. 2012. Traduit de l’américain par Claro.

Images : 1) Flocons (source) / 3 et 4) Jon / Eleni Sikelianos (source)



mardi 19 juin 2012

> Morvandiau en campagne

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Morvandiau ("chercheur en sciences hypercognitives et intericoniques à l’université de Vézin-le-Coquet")a un programme pour la France. Dommage que nous n’en ayons guère entendu parler dans les feux de nos récentes campagnes. Nous connaissions déjà quelques autres opuscules stimulants de la Marwanny Corporation qui, nous rappelle-t-on dans les premières pages de l’ouvrage, promeut depuis 2007 "le développement personnel sans douleur", et à laquelle on doit ce dernier petit bijou d’humour décalé et décapant. Une anonyme société et un comix-éditeur que nous avions déjà vu à l’œuvre dans quelques brillantes parodies de méthodes dernier cri  pour s’auto-coacher à toutes les sauces. Rappelons quelques titres aux programmes ambitieux tels que Niquer les autres (autrement dit Communiquer efficacement avec les autres) ou Winner ensemble. Sans oublier le savoureux Plan social, remake décomplexé (avant l’heure…) du Monopoly, un jeu de société où les parties se gagnent au nombre maximum de licenciements et de délocalisations.
Cette fois on franchit un cap. Il s’agit d’un programme pour la France, celui de Morvandiau. Un programme en 40 points et autant d’illustrations. Le tout constitue un petit livret à la couverture bleu-blanc-rouge, vendu pas cher, et qu’il faut impérativement se procurer… D’autant que l’on peut  être à peu près sûr que ce programme sera encore largement d’actualité lors des prochaines présidentielles.


Le principe est simple, mais il est joliment exploité. On emprunte à l’univers politique des termes et des expressions figées qui relèvent de champs divers : le social, l’économique, l’environnemental… On "shake" bien tout cela et on nous sert, verre par verre, une quarantaine de cocktails détonants.  Le résultat pourrait n’être que hasardeusement déjanté, les illustrations d’une loufoquerie débridée. Une bonne blague entre copains anars sous acide. Mais l’on obtient pourtant une série de slogans qui, s’ils frôlent souvent l’absurde, sont pourtant beaucoup plus drôles et subtils. On ne saura jamais si les combinaisons furent ou non aléatoires mais le fait est qu’elles titillent souvent le sens. Les mots, ainsi drôlement arrangés, rebondissent comme des balles de squash sur les murs de notre conscience politico-médiatique abrutie de concepts préfabriqués.
Le sous-titre de ce programme, avec ses faux airs de synthèse, en donne le la :
Pour une gouvernance impactée en bon père de famille
Parfois, ça sonne clair, on pourrait croire à un simple exercice d’ironie contestataire, à une forme de dénonciation masquée. C’est L’enfance maltraitée garantie par la constitution (1) ou encore le Patriotisme à vie pour les primo-accédants multi-récidivistes (6). On pourrait, quelque part, entendre un discours derrière l’effet d’humour.
Mais l’enjeu n’est pas tant dans la délivrance d’un quelconque message que dans la mise à nu de cette grammaire de la langue de bois qui fait notre pain quotidien. L’alphabet du jargon politique est pris à contre-pied, passé joyeusement et délicatement au mixeur jusqu’à ce que l’on puisse enfin entendre sa musicalité profonde : il sonne creux…
Droit de vote à mobilité réduite pour tous les radars (7)
Alphabétisation des frontières avec plus de 80% des suffrages fiscaux (20)
Une politique familiale en faveur des congés parentaux enrichis à l’uranium (9)
Téléchargement légal du recours à la force (29)
Peu à peu on se laisse prendre dans les filets de sens, de faux-sens et de contre-sens de ces effets d’annonces enfilées comme des perles.
L’autre intérêt de ce programme morvandiesque réside dans les illustrations qui accompagnent les slogans. Les dessins sont sobres, leur  trait classique. On est beaucoup plus près du croquis réaliste que de la caricature ou du non-sense illustré. Quelques possibles visages connus refont de temps à autre surface, un peu par hasard et parfois sans rapport d’intention particulier avec le slogan retenu. Comme s’il s’agissait juste de nous raccorder vaguement à l’arrière-plan familier dont provient ce magma de mots pour tout dire et ne rien dire : ici un ancien président, là une chanteuse de Mille colombes, ailleurs une académicienne… Pourtant les visages ne sont jamais si proches que lorsqu’ils sont anonymes. On croirait les avoir déjà vus , les reconnaître. On se promène de l’autre côté du miroir, mais pas très loin, sur une scène où les mots ont été un peu secoués, mais où les formules qui surgissent n’ont parfois guère moins de sens que celles qu’on nous rabâche à longueur de campagne.
Et toutes les promesses sont à nouveau possibles, comme, pourquoi pas, la garantie d’un taux à visage humain…  Celle-là, on jurerait l’avoir déjà entendue quelque part...









Morvandiau, Mon programme pour la France. Marwanny Corporation. 2012 

Images : 1) Foin (source) / 2-3) Morvandiau

vendredi 8 juin 2012

> Fabien Sanchez : le sens doux de l'effort










  
Il y a d'abord la photo de couverture qui attire vaguement mon attention. Une fourgonnette sur une route déserte transportant un empilement de matelas pas tout neufs. C'est un lundi, j'irais bien, moi aussi, traîner mes rêves ailleurs. Et puis j'aime bien le titre, légèrement oxymorique, sans prétention, et qui fond sur la langue comme une bouchée de sucré-salé. J’ai glissé sur le monde avec effort, joli programme. Des poèmes, nous prévient-on sous le titre, sans tourner autour du pot. L'auteur s'appelle Fabien Sanchez. Connais pas, pas encore. A ne pas confondre, en tout état de cause et malgré le titre de l'ouvrage avec l'athlète homonyme, ancien coureur cycliste sur piste. Pour ce qui est de celui-ci, il s'agirait de sa première avancée déclarée en poésie de poète... Je ne sais pas que je lirai bientôt (après cet ouvrage et comme guidé par lui) son dernier recueil de nouvelles, Ceux qui ne sont pas en mer, morceaux de vie dans le vif (la sienne ou d'autres, peu importe), tout en mélancolie, drôles, râpeuses et promesses, déjà, de poésie.

Et puis il y a l'éditeur, La Dragonne. Je repense à un récent Mingarelli, à Antoine Choplin (pour Cairns) et je sais que j'y ai lu ou vu d'autres belles choses, dont pour l'heure, je ne me souviens plus. Je retrouverai notamment dans ma bibliothèque Gaetaño Bolán (qui fut une surprise),un texte du  Philippe Claudel d'avant la gloire pour accompagner des photographies sur Cuba et les Histoires secrètes de Pierre Autin-Grenier. On ne se moque donc de personne.



Parfois, on ne sait pas ce qui nous pousse à ouvrir un livre, à vouloir l’adopter. Les quatrièmes de couv me parlent généralement assez peu. Je préfère les inventer pour moi après avoir lu le livre. Alors autant passer dedans, aller tâter directement le son de la lettre. Et la poésie laisse parfois plus facilement musarder que la prose (quoique…). Il y a tout de suite chez Fabien Sanchez, même en allant vite, des brins de choses qui ralentissent la course, des images qu’on croirait avoir vues ou de petites échardes oubliées qui se refont alertes.

« Enfin, / le passage d’un cirque / ne laisse aux enfants / que des traces d’Afrique / et le regret / des géants »

On décélère aussi, car il nous y invite souvent, de manière simple et convaincante, pour se suspendre à rien, à ce qui passe, à l’épaisseur de se sentir vivant.

« L’hiver / le passer au lit / que je ne quitterai que pour faire / des feux / dans ce qui reste de mon âme »

Je feuillète ce recueil et une musique me prend les doigts. Je reconnais tout de suite, pour mon compte, cette « chose qui vient à pas légers » et dont parlait si joliment Jacques Reda. Alors que demande le peuple - des lecteurs ? On est toujours lundi et j’emporte avec moi cette invitation à glisser sur le monde avec effort.

Je les lirai doucement ces poèmes, pendant toute une semaine. J’en relirai certains. J’en aime la chanson douce, les choses simples qui y circulent, un peu abîmées parfois. Une sorte de nostalgie qui ne renonce pas tout à fait au présent. Il y a le souvenir du père, ami penché avec son fils sur un livre de Neruda…

« un regard adouci, / bienveillant, / un regard qui me dit d’être heureux. / De préférer l’encre au sang. »

Le souvenir de pays traversés, ici ou là, dans une sorte de road movie un peu traînant. Il en reste quelques images épinglées, sans effet de spectacle, quelque chose comme une poussière de vécu, parfois encore un peu étincelante. Berlin, un coin d’Afrique ou d’Espagne, le Midi de l’enfance. Et l’enfance, justement, qui est peut-être la grande affaire de ces poèmes. Une sorte de parole claire dont le poète est tombé mais qui veille encore en lui comme une guetteuse attentive.
Pourtant, le soleil du sud natal « traîne désormais sa silhouette dans le ciel des pauvres ».
L’enfance a été consommée sans qu’on le sache, pourrait-on dire et elle prend finalement la forme d’un rendez-vous manqué qui est toujours au bout de ce que l’on cherche

« Comment dire son absence / à mes côtés ? / Aujourd’hui / je l’aperçois / dévaler la plaine / - elle aura bien un cheval pour moi. »

Parfois, ailleurs, le vers de Fabien Sanchez prend un peu d’emphase, l’élégie se relâche par le haut. Mais cela ne dure jamais très longtemps et le blues ou le souvenir ému savent retrouver la juste mesure d’une écriture forte, personnelle et tempérée.

La littérature et les livres ont aussi leur place dans ce monde parcouru. On sait ce qui leur est dû. Malcolm Lowry, Hemingway, Neruda, Cendrars font de brèves apparitions qui laissent pudiquement entrevoir un plus long compagnonnage. Et il y a aussi cette lettre, étonnante et  sensible, adressée à Henry Miller. Un texte en prose qui clôt le recueil. Fabien Sanchez y déroule à la fois une sorte d’adieu à ses bourlingues révolues, brûlées dans l’ombre de l’écrivain américain, et un hommage à cet homme qui aura su faire durer son enfance, la tenir en liesse, jusqu’au terme de ses vieux jours.

Je lis Fabien Sanchez et je me demande à quoi ça sert, la poésie. Vaste question, se dira-t-on, qui appelle sans doute de vastes réponses. Et pourtant on peut bien y associer des mots, par ces temps pressés, où le temps de vivre nous est souvent volé, où tant de forces conjuguées se déploient pour nous détourner souvent du plus simple, de l'essentiel en somme : répit, colmatage, coussin d’air, salubre invitation à lever le pied, à se poser sur nos biens communs, nos pertes partagées...

Il y a dans J’ai glissé sur le monde avec effort une voix touchante et simple, une voix que l’on a envie de garder près de soi. Sait-on jamais à quoi peut servir un poète ? Fabien Sanchez en a une idée, lorsqu’il se promène, par exemple, avec un livre de Seamus Heaney dans sa poche :

« Un poète encore / pour les moments où tout craque et lasse et blesse »

Ce qui n’est déjà pas si mal, vous en conviendrez.







Fabien Sanchez, J'ai glissé sur le monde avec effort. La Dragonne. 2012.

Images : 1) Marcher (source) / 3 Marcher (source)



jeudi 31 mai 2012

> Fenêtres sur Sade

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Dans le tumulte du salon du livre, l'objet avait retenu mon attention. C'était sur le stand des éditions du Rouergue. Car avant d'être un livre, Sade up, de Franck Secka, est un objet. Un bel objet intriguant. Vendons la mèche : il s'agit d'un livre pop up, vous savez, ces livres animés dont les corolles se déploient quand on tourne les pages. Qui n'a pas rêvé, enfant, devant quelques unes de ces histoires qui jouent avec la troisième dimension : un château soudain se dresse devant nous, des arbres passent à la verticale, des oiseaux s'envolent. Ou bien il faut trouver la bobinette, la languette qui fera surgir le lapin du chapeau ou la sorcière du placard. Sauf qu'ici le palais de nos rêves d'enfant a été troqué pour l'univers de Sade. Sade up est une libre variation en dix tableaux animés autour de la Philosophie dans le boudoir. Mais on retrouvera tout aussi bien des "citations" visuelles de Salo ou de Justine. D'ailleurs le travail n'est pas tant narratif que suggestif. Chaque double page nous entraîne dans une nouvelle scène qui fonctionne comme une proposition sadienne bien plus que comme la reconstitution d'un passage précis de l'œuvre du « divin marquis ».


Et il faut bien avouer que le résultat est impressionnant à plus d'un titre. D'abord parce qu'il s'agit d'un vrai beau livre. On aurait envie de parler d’un  «  livre d'artiste », par le souci du détail, la qualité des photo-montages, le choix et le rendu des couleurs, la précision des dessins et la composition d'ensemble. Chaque nouveau tableau met en branle des entrées  différentes, constitue une petite création à part entière, avec ses astuces qu’il faut prendre le temps de découvrir, avec sa tonalité et son champ de profondeur. Il y a de l'élégance, du sourire, de la grivoiserie dans ces tableaux. Mais s’y trouve  aussi inscrite la violence dérangeante qui traverse l'œuvre de Sade : des machines, des instruments de torture, des chairs mises à mal. La mécanique des corps est ici rendue avec habileté par l’ingénierie de de l’exercice.

Le principe du dévoilement, sur lequel repose le pop up, se prête forcément bien aux jeux de la fiction érotique. Le rapport livre-lecteur institue ici de manière mimétique une relation de voyeurisme-exhibitionnisme conditionnée par  le fonctionnement même des animations. Le lecteur n’a pas le choix : il doit aller voir en dessous, derrière, démasquer, rendre visible.

Frank Secka aurait pu s’en tenir à une ligne claire et stylisée. On aurait pu avoir un  livre chic et frivole ou à l'inverse une machine bien huilée dans le registre du trash. Mais son travail est plus subtil. Son esthétique est à la fois très personnelle et se nourrit de nombreux échos. Certaines de ses compositions ont un peu la facture d’une imagerie surréaliste ou de collages à la Prévert. D’autres tableaux évoqueront plutôt d’improbables  notices techniques ou des figures de tarots revisitées sous l’angle de combinaisons libertines. On en retient pourtant une belle tonalité d’ensemble, sombre, rouge et sepia, servie d’abord par les montages photographiques. Mais on est également touché, si ce n'est par un propos univoque,  par une force d’intention. Quelque chose qui fait sens, ou interroge le sens, à travers un libre mais authentique dialogue avec Sade.



Une forme de syncrétisme se dégage de cette juxtaposition d’images, d’époques, de registres. On trouve des références vestimentaires ou iconographiques aussi bien à l’Antiquité, qu’au Moyen Age, au siècle des Lumières, au Second Empire, à la Belle Epoque et à la société actuelle. Comme si la scène érotique et ce qu’elle engage ne se trouvait arrimée à aucune mode, à aucune période. Partout le même théâtre social pour masquer la même animalité de fond… La présence animale constitue d’ailleurs l’un des leitmotiv de ces tableaux : chiens, poules, béliers, vaches, brebis, cochons sont toujours là pour nous rappeler l’humaine porcherie qui se profile derrière les conventions instituées.

Les positions sociales semblent elles-mêmes interchangeables et chacun tient son rôle, le pire derrière le meilleur. Du viol campagnard à l’uro-aristocratie en passant par la partouze de salon et la soutane licencieuse, rien n’est laissé de côté dans ce théâtre où les apparences hypocrites ne masquent jamais très longtemps la noire et irréductible nature de l’homme.

Car il y a aussi la violence disions-nous. Violence des corps, violence faite au corps... Mais violence politique aussi, comme le rappelle notamment la belle et troublante dernière scène du livre. C’est cette fois un échantillon de nos contemporains qui se trouve emballé dans un drôle de décor. Voilà donc nos semblables cloîtrés dans une sorte d’antichambre de la mort, entre abattoir, usine désaffectée et musée des horreurs, écrasés par un tableau en contre-plongée qui met en scène une guillotine au travail. Cette guillotine qui fut si familière à Sade et à laquelle il échappa de peu. C'est donc en filigrane l'évocation d’une violence faite aussi à la parole de l’écrivain.Qu’on se souvienne seulement que Sade fut embastillé sous tous les régimes de son époque et passa plus de la moitié de sa vie d’adulte dans un mouchoir de poche entre murs et barreaux…

«Sade pense. Toute l’œuvre de Sade pense». Michel Surya trouve judicieux de nous le rappeler dans sa préface à l’ouvrage de Frank Secka. Et c’est avant tout pour ce qui pensait et donnait à penser dans ses textes que le marquis a fait les frais des préjugés de son temps, que son œuvre allait encore être proscrite plus d’un siècle après sa mort et que par bien des aspects, elle dérange encore.

L’hommage de Frank Secka est audacieux, sensible et intelligent. Son livre est un objet qui se regarde et se manipule. Mais il garde aussi, à sa façon, l’une des forces majeures de l’œuvre avec laquelle il dialogue : il pense et donne à penser.

Si vous êtes à court d’idées pour la fête des mères, n'hésitez plus.








Frank Secka, Sade up. Editions du Rouergue. 2011. Préface de Michel Surya. Ingénierie papier par Philippe Huger.
Images : 1) Dali, Dami's Dilemma (source) / 2 /3) Sade up / 4) Marquis de Sade (source)

mardi 29 mai 2012

> Ressac











Depuis la Lettre de Buenos Aires (dont nous avions parlé ici), Hubert Mingarelli a encore fait paraître deux textes d'une cinquante de pages chacun, qui n'auraient pas dénoté dans ce dernier très beau recueil de nouvelles. Deux nouveaux copeaux de ce bois à la fois tendre et rugueux avec lequel l'auteur de Quatre soldats et d' Océan Pacifique bâtit son œuvre, originale, sensible, exigeante, depuis une vingtaine d'années. Et même si ces deux récits s'inscrivent parfaitement dans l'esprit de ce que l'on aura déjà pu lire de Mingarelli, le lecteur ne boude pas son plaisir de les accueillir en satellites et joliment mis en valeur par deux petits éditeurs qui savent travailler avec autant de cœur que de soin.
La Vague est parue aux éditions du Chemin de fer en octobre 2011. Conformément à l'esprit de la maison, le texte est confronté au regard d'un illustrateur. C'est ici l'artiste camerounais Barthélémy Toguo qui s'est immiscé dans le récit de Mingarelli.
La Source a été publié chez Cadex Editions en mars dernier dans l'élégante collection Texte au carré. La nouvelle est préfacée par Joël Eglof et rehaussée de deux encres de David Rebaud. 

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Des histoires d'hommes, encore et encore, et des histoires d'eau (seule demi-promesse de ces deux titres peu bavards)... L'univers d' Hubert Mingarelli nous emmaillotte à sa façon et sans détour.


Avec la Vague, on se trouve à nouveau décroché à Port-au-Prince, ville d'escale et de violence où Mingarelli avait campé l'une des nouvelles de la Lettre de Buenos Aires. Dans cette dernière histoire, personne ne posait le pied sur le sol haïtien. L' équipage se trouvait consigné à bord parce qu'un homme avait été tué sur l'embarcadère. Deux marins contemplaient alors ce proche et lointain cadavre d'un pays dont ils ne sauraient rien. Un cadavre d'abord délesté de ses chaussures par un homme plus démuni encore et puis doucement veillé à même le sol par deux enfants. Ce spectacle leur (et nous) parvenait comme l'éclat tranchant d'un autre monde, indistinctement attentif et cruel.


La Vague nous parvient d'abord comme une sorte d'écho déformé de cette première nouvelle. Mais cette fois seuls deux hommes d'équipage se trouvent consignés. Tjaden se voit retenu à bord en raison d'une altercation avec son lieutenant. Tout vient de ce qu'il s'est permis de faire remarquer à son supérieur la peur que celui-ci a ressenti, et n'ose s'avouer, à l'instant où une vague a mal pris le navire. Le narrateur décide quant à lui de rester seulement auprès de son ami. Alors que tous les autres gars vont s'oublier dans les rues et les bordels de la ville, les deux marins restent à bord. Mais une rencontre s'improvise bientôt dans une cabane abandonnée tout près du navire à quai, par l'entremise d'un jeune garçon. On entre alors dans un temps suspendu où se tisse un huis-clos sur le fil du rasoir. Une parenthèse fragile en équilibre au-dessus de toutes les dérélictions : prostitution, pauvreté, solitude... Des sentiments fragiles se dénudent pourtant : l'amitié du narrateur et de Tadjen, leur projet d'élevage de poulet... L'amour du garçon pour cette jeune fille vers laquelle il rabat des clients. Un échange de confidences et de cigarettes entre le narrateur et ce garçon, qui lui rappelle son frère absent. Les deux attendent devant la cabane que les choses se passent entre Tjaden et la fille. Et puis tout bascule, dérape, un peu comme à la fin de Hommes sans mère, cet autre récit de Mingarelli, où quelques marins à l'escale pensaient se donner un répit en mêlant leur fatigue et leur besoin de tendresse au désarroi des putains et des joueurs de cartes d' un tripot d'Amérique centrale. Rien de spectaculaire ici, mais quelque chose qui se passe mal, qui égratigne et renvoie tout le monde dans les cordes.

Et le trait de Barthélémy Toguo relève adroitement cette discrète saignée qui innerve le texte. A la fois simples, étranges et crus, ses dessins s'effilochent à coups de pastel rouges et bruns, débordent sur le texte pour faire corps avec lui, donnent à voir quelque chose qui se trame à la frontière du fantasme et du rêve brisé.
Mais s'il y a bien du rêve brisé à la fin de ce texte, on continue quand même.
"Le lendemain on vit l'océan Atlantique. La houle était longue, le ciel courait au-dessus, nous dépassant sans cesse. Les quarts monotones nous bercèrent. Un jour succéda à un autre, comme s'il s'était toujours agi du même. Des oiseaux de mer, on n'en voyait plus."
Si certains écrivains sont maîtres dans l'art de la chute, Mingarelli excelle quant à lui dans quelque chose de plus délicat, de plus profond encore. Quelque chose comme un art du soupir...

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Avec la Source, on s'éloigne de la mer, des solitudes à quai et des "quarts monotones", pour retrouver cet autre cadre qui nourrit également l'écriture d' Hubert Mingarelli : la nature sauvage, au fond d'une province française rarement nommée où se jouent souvent d'autres passages, d'autres rencontres ou d'autres silences. On pense à plusieurs de ses nouvelles ou à des romans tels que la Beauté des Loutres.




George et Renzo sont deux frères. Ils se rendent en stop jusqu'au pied d'une gorge qu'ils vont gravir. Pour y faire quelque chose. Quelque chose de simple et de beau, qui n'a de sens que pour eux, un sens que l'on découvre doucement, à leur rythme. Difficile d'en dire beaucoup plus pour un texte si court et si justement mené dans sa densité. Disons qu'il y aura au bout de ce voyage un petit événement qui concerne leur père défunt, un ancien cheminot.
On peut aussi entrer dans ce texte par la brève mais belle préface de Julien Egloff. - qui se laissera tout aussi agréablement lire comme une postface. Egloff évoque bien cette force simple de Mingarelli, ces phrases limpides ou murmurées qui sont souvent les fruits d'un inquiétude qu'il s'agit de déjouer... le résultat d'un effort immense pour rester "à hauteur d'hommes".
Cette"hauteur d'hommes" donne le son le plus juste de l'œuvre deMingarelli. Et s'y tenir n'est jamais chez lui une marque de fabrique ou une afféterie, mais bien le résultat d'un effort qui se rejoue à chaque nouvelle histoire et dans chaque nouveau livre. Avec la Vague et la Source il nous offre encore deux beaux exemples de cette sorte d'inspiration intègre qui l'anime.
Alors qu'importe le ressac. Même si on a déjà eu ce goût-là dans la bouche, on en redemande.



Hubert Mingarelli,
La Vague. Editions du Chemin de fer. 2011
La Source. Cadex Editions. 2012.
Images : 1) Ressac (source) / 4) Hubert Mingarelli (source)

mardi 22 mai 2012

> Tel qu'en son jardin

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Peu d’auteurs ont fait un aussi prolixe ménage avec l’écriture que Louis Calaferte. Théâtre, poésie, récits, essais, journaux, correspondances.... Une production abondante dont l’accueil et l’audience furent extrêmement variables. Les adjectifs parfois oxymoriques qui pleuvent rapidement lorsque la critique tente de rendre compte du tempérament de son œuvre semblent souvent nous en éloigner davantage : scandaleux, mystique anarchiste, laïque amoureux de Dieu, pornographique, révolutionnaire, misanthrope, humaniste…Quelque chose nous glisse entre les doigts. On aura à peu près tout entendu à son sujet et rien n’est totalement faux. Il lui est d’ailleurs arrivé à Calaferte de se dédire voire de renier certains de ses textes (comme son tout premier, Requiem des innocents). Il aura pourtant, quelles que soient les influences que l’on puisse lui reconnaître ou les paternités viscérales qu’il se sera lui-même attribuées, tracé une longue route en littérature, une route hargneuse, entêtée, en dehors des modes et souvent des questions qui agitaient les débats du moment. Il fut un intempestif buté, un inspiré boulimique qui ne pouvait rien laisser en dehors du champ de l’écriture… Si ce n’est, peut-être, quand il peignait, son autre et plus secrète activité.

Il y a des écrivains dont l’œuvre submerge le lecteur. On n’y entre et on n’en sort plus avant d’avoir fait le tour du propriétaire. Je ne pense pas que Calaferte suscite ce genre d’apnée. Ses textes sont trop osseux, nourris d’une rage charnelle qui ne concède rien à la rédemption par le style. Il faut s’y heurter, s’y fatiguer, faire une pause, y revenir dans les aléas d’une vie de lecteur. Certes, tout ce qu’il a écrit n’a pas la force sulfureuse de Septentrion ou de Mécanique des femmes, la verticalité brute de la Guerre, la poésie des Fontaines silencieuses. On déambule parfois dans son œuvre comme dans une auberge espagnole où l’on trouvera aussi des redondances, des indignations attendues, des coups de gueule à l’emporte-pièce. Ne nous avait-il pas prévenu, lorsqu’il disait :

«Je préfère qu'on me reproche d'oser tout dire plutôt que de n'avoir rien eu à dire et de l'avoir dit quand même, comme tant d'autres».


Oser tout dire, dans un long coup de sang qui n’aura pris fin qu’avec le dernier mot. Cette volonté infatigable de mettre le réel au pas de l’écriture - et vice-versa - aura sans doute trouvé son mode d’expression le plus accompli, le plus rythmé, dans son travail de diariste. Calaferte a tenu ses Carnets durant quarante ans et ce chemin parallèle a occupé une part de plus en plus prépondérante dans son œuvre. Il a plusieurs fois été tenté de ne plus être que cela : un écrivain de la vie au jour le jour. Et d’abandonner tout le reste. Plusieurs de ses carnets sont parus après sa mort et, dans le flux des rééditions ponctuées par la parution régulière de quelques textes inédits, le dernier journal de Calaferte serait presque passé inaperçu. Le Jardin fermé, tel est son titre, a été publié en 2010 chez Gallimard (l’Arpenteur). Il s’ouvre le 1erjanvier 1994 sur « la manipulation psychique des masses » pour se refermer le 19 avril de la même année sur « la chair lumineuse de Dieu ». Encore peut-être l’un de ces ponts dont lui seul avait le secret. Calaferte meurt deux semaines plus tard à la clinique Clément-Drevon de Dijon. Deux semaines de silence, triste record auquel l’aura contraint les dernières affres de la maladie.

Devant ce texte, pensera-t-on, le lecteur se trouve à nouveau dans la posture du voyeur : il connaît l’issue et suit le sillon d’une écriture qui accompagne la vie jusqu’à son dernier terme possible. Sans doute va-t-il assister à un dernier bras de fer avec les mots, mesurer jusqu’où ils peuvent tenir. En 1994, Calaferte est le plus souvent rivé à son fauteuil ou à son lit d’hôpital. Le mal qui lui ronge les os gagne du terrain. Pourtant il compose le plus souvent avec la souffrance et la maladie bien plus qu’il ne les prend pour objets ou ne leur livre un long combat à coup de phrases. La maladie, il cohabite avec elle depuis de nombreuses années déjà et on a l’impression que ce sujet est sans doute, sur le fond, celui qui l’intéresse le moins. Ce qui l’intéresse, envers et contre tout, c’est ce qui lui reste à vivre. Ni grandeur d’âme face à l’inadmissible déchéance, ni observation méticuleuse de celle-ci. Juste une foulée qui se poursuit comme elle peut, dans un souffle qui se fait lui-même de plus en plus court. L’écriture occupe l’espace qui lui reste pour tenter de dire encore ce qui est vivant : la beauté frémissante d’une « poudre printanière dans le ciel », comme une incise de lumière entre deux blocs de douleur ; la mémoire de la littérature, quand il parvient encore à lire, au goutte-à-goutte ; l’évocation de quelques projets d’édition ou de réédition en cours, dernières cordes raides tendues vers le monde. Il y a tout cela et bien d’autres choses, comme, tout à frac, des noms, ceux des auteurs qu’il n’a cessé d’aimer (Lautréamont, Céline, Gide, Katherine Mansfield…), ceux qu’il n’a jamais pu déglutir (Goethe, Claudel), des souvenirs, des digressions philosophiques d’un intérêt relatif rachetées aussitôt par quelques intuitions lumineuses ou quelques morsures acides. Et puis une rage qui ne veut pas s’éteindre, une rage au service de laquelle se range le plus commun des regrets : « Ravoir vingt ans et poser des bombes », lâche Calaferte dans une sorte de reprise libertaire du « Ô môme, avoir ton âge » qui clôt l’une des strophes célèbres du Condamné à mort de Genet.

Mais peu à peu le corps déplorable envenime le texte, l’oblige à se rétracter. On pense parfois à la Doulou de Daudet. Et l’on assiste au décompte avare des moments de répit, de plus en plus brefs.

Lorsqu’il arrive que l’humour pointe derrière la gravité du propos, ce n’est pas tant sous l’effet d’une poussée d’autodérision héroïque que sous la cognée. Si l’on sait où taper, le réel , dans toute sa vérité, rend parfois un son dramatiquement cocasse :

« Mystères de la médecine. Je n’ai rien nulle part, mais j’ai mal partout ».

Un cocasse qui devient absurdité vécue dans cette abrupte non-leçon que nous inculque la douleur.

« La souffrance est à ce point inutile qu’elle n’enseigne pas même à souffrir ».

Et pourtant, derrière ce fatras d’instants vécus et écrits jusqu’au bord du vide, on repart du dernier jardin de Calaferte avec une étonnante impression : celle d’avoir entrevu une capacité d’indignation et d’émerveillement demeurée intacte jusqu’au bout. Quelque chose qui curieusement, douloureusement, déborde de vie.




Louis Calaferte, Le Jardin fermé - Carnets XVI, 1994. Editions Gallimard /L'Arpenteur. 2010.


Images : 1) Léo Divendal (source) / 3) Jardin (source)